Par le biais de la fiction, c'est-à-dire par la construction d'un univers hypothétique habité par ces créatures « expérimentales» que sont les personnages, chaque
grande œuvre romanesque découvre un nouvel aspect de l'univers réel dans lequel nous devons vivre, ou plutôt: elle dévoile cet univers - et partant notre propre vie - sous un aspect qui nous
semble totalement inédit mais qui, une fois révélé, nous apparaît aussitôt comme une vérité sans laquelle nous ne pourrions plus comprendre qui nous sommes ni comment nous vivons, Cervantès: le
monde comme espace de l'errance et de l'illusion indéfinies, Balzac: le monde comme théâtre. Flaubert: le monde comme ennui. Kafka : le monde comme labyrinthe. Et ces nouvelles perceptions
apportéespar chaque œuvre singulière, l'histoire du roman les fait aussitôt siennes, les incorporant à ses acquis et à ses visées propres, les inscrivant
pour de bon sur la carte de son territoire esthétique, afin qu'elles s'ajoutent au patrimoine commun que partagent tous les romanciers, ceux d'autrefoiscomme ceux de demain. Ainsi, les découvertes de Kafka n'annulent pas celles de Cervantès ni ne les remplacent; les unes et les autres, au contraire, entrent en résonance, elles
se conjuguent, s'éclairent, se précisent mutuellement, si bien que l'œuvre de Kafka apparaît comme une nouvelle figuration de l'errance et de l'illusion indéfinies, tandis que celle de Cervantès
accueille, en retour, l'image du monde-labyrinthe comme l'une de ses significations restée inaperçue jusque-là. Par-delà les siècles et les pays, Don Quichotte devient l'ancêtre et le fils de Joseph K. Or la découverte, ou l'une des découvertes essentielles de l'œuvre de Kundera, l'hypothèse centrale qui préside à sanaissance
et à son déploiement, c'est justement la perception - ou plutôt: l'expérience - du monde comme espace dévasté. Ce thème, on peut dire que tous les romans de Kundera sans exception en font le
récit à leur manière, un récit qui chaque fois le réactualise, en interroge de nouveau la signification et en étend la portée, comme si toute l'entreprise romanesque était une inlassable
variation sur sa propre origine, la réassumation perpétuelle de l'événement mental qui l'a fait naître et que chaque œuvre nouvelle a besoin de ressaisir et de méditer encore pour qu'il ne
s'épuise jamais. Mais La plaisanterie (avec certaines parties de "Risibles amours" comme « Personne ne va rire» ou « Édouard et Dieu ») possède cette clarté et cette
exemplarité toutes particulières qui marquent souvent l'œuvre inaugurale d'un romancier et en augmentent d'autant plus la valeur à nos yeux que la découverte ne sy présente pas encore comme
accomplie, ainsi que cela se passera par exemple pour le quadragénaire de La vie est ailleurs, la Tamina du Livre du rire et de l'oubli ou l'Agnès de L'immortalité, mais bien comme une prise de
conscience ou une conversion qui s'accomplit sous nos yeux, c'est-à-dire comme un apprentissage.
Postface de François Ricard
A la plaisanterie de M. Kundera
Take this kiss upon the brow !
And, in parting from you now,
Thus much let me avow-
You are not wrong, who deem
That my days have been a dream;
Yet if hope has flown away
In a night, or in a day,
In a vision, or in none,
Is it therefore the less gone ?
All that we see or seem
Is but a dream within a dream.
I stand amid the roar
Of a surf-tormented shore,
And I hold within my hand
Grains of the golden sand-
How few! yet how they creep
Through my fingers to the deep,
While I weep–while I weep!
O God! can I not grasp
Them with a tighter clasp ?
O God! can I not save
One from the pitiless wave ?
Is all that we see or seem
But a dream within a dream ?
Les champs de blé, de tournesol et de fourrage des vastes prairies de l’ouest de l’État du Dakota du Nord sont illuminés dès la tombée de la nuit par des centaines
de feux. Ces flammes géantes ne sont en rien le produit d’un phénomène naturel. Elles sont encore moins l’acte du dernier des super-terroristes fous prêt à craquer une allumette sur tout ce qui
est inflammable pour faire chanter les États-Unis. Non, ces feux constituent une opération délibérée de grandes compagnies pétrolières. Pressées d’exploiter l’or noir qui se trouve dans le
sous-sol de la région, elles font brûler ainsi les réserves de gaz naturel qui se trouvent dans les couches supérieures du terrain. Une raison essentielle à cela : les profits qu’elles
attendent d’une exploitation rapide du brut sont bien plus considérables que ceux qu’il leur serait possible de tirer du gaz. Il leur faudrait construire des infrastructures jugées trop
coûteuses, compte tenu du niveau actuel de rentabilité financière du produit. D’où leur décision de traiter les bulles gênantes – soit 30 % du gaz extrait du Dakota du Nord – comme de simples
déchets qu’il conviendrait de laisser partir en fumée