Le début du roman se déroule dans un petit village de l'arrière pays niçois pendant l'été 1943 au moment où l'armée allemande chasse les italiens qui occupaient cette partie de la France. Le récit de l'arrestation du père d'Esther par la Gestapo ressemble au récit que fera Serge Klarsfeld de l'arrestation de son propre père dans les mémoires qu'il écrira avec son épouse.
je pensais à mon père, quand il était parti, la dernière image que j'avais gardée de lui, grand, fort, son visage doux, les cheveux bouclés très noirs, son regard, comme s'il voulait s'excuser, comme s'il avait fait une bêtise.
P 145
Je ne dois jamais rien oublier de tout cela.
P 146
Tout d'un coup, malgré le soleil, malgré les cris des gens et l'odeur du blé coupé, j'avais compris que ça allait finir, j'avais pensé cela très fort, que mon père devrait s'en aller, pour toujours, comme nous aujourd'hui.
Je m'en souviens, cette idée-là est venue tranquillement, en faisant à peine un petit bruissement, et d'un seul coup elle a fondu sur moi, elle m'a serré le coeur dans sa griffe, et je n'ai plus pu faire semblant de rien. Saisie d'horreur, j'ai couru sur le chemin au milieu des blés, sous le ciel bleu, je me suis échappée aussi vite que j'ai pu. Je ne pouvais plus crier, ni pleurer, je ne pouvais que courir de toutes mes forces, en sentant cette étreinte qui broyait mon coeur, qui m'étouffait.
P 146
Je peux entendre encore leurs voix et leurs rires, cet après-midi- là, sur la pente d'herbages immenses, avec le ciel qui nous entourait. Les nuages roulaient, dessinaient des volutes éblouissantes sur le bleu du ciel, et j'entendais les rires et les éclats de voix de mon père et de ma mère, à côté de moi, dans les herbes. Et c'est là, à ce moment-là, que j'ai compris que mon père allait mourir. L'idée m'est venue, et j'avais beau l'écarter, elle revenait, et j'entendais sa voix, son rire, je savais qu'il suffisait que je me retourne pour les voir, pour voir son visage, ses cheveux et sa barbe brillant au soleil, sa chemise, et la silhouette de maman, couchée contre lui. Et tout d'un coup, je me suis jetée sur le sol, et je mordais ma main pour ne pas crier, pour ne pas pleurer, et malgré cela je sentais les larmes qui glissaient hors de moi, le vide qui se creusait dans mon ventre, qui s'ouvrait au-dehors, un vide, un froid, et je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il allait mourir, qu'il devait mourir.
C'est cela que je dois oublier, dans ce voyage, comme disait l'oncle Simon Ruben, « Il faut oublier, il faut partir pour oublier ! »
p 148
Jamais aucune nuit ne m'a paru aussi longue. Je me souviens, autrefois, avant Saint-Martin, j'attendais la nuit avec inquiétude, parce que je croyais que c'était à ce moment-là qu'on pouvait mourir, que c'était pendant la nuit que la mort volait les gens.
P 152
" Nous marchons sur les morts », disait Esther. Elle pensait à tous ceux qui étaient morts ailleurs, oubliés, abandonnés, tous ceux que les soldats de la Wehrmacht chassaient dans les montagnes, dans la vallée de la Stura, ceux qu'on avait enfermés dans le camp de Borgo San Dalmazzo, et qui n'étaient jamais revenus. Elle pensait à la pente, en dessous du Coletto, où elle avait guetté la silhouette de son père, si longtemps que sa vue se brouillait et qu'elle perdait connaissance.
P 201
C'était comme une plaie au coeur, je voulais voir le mal, comprendre ce qui m'avait échappé, ce qui m'avait jetée vers un autre monde. Il me semBlait que si je trouvais la trace de ce mal, je pourrai enfin m'en aller, oublier, recommencer ma vie, avec Michel, avec Philip, les deux hommes que j'aime.
Enfin je pourrais voyager de nouveau, parler, découvrir des paysages et des visages, être dans le temps présent. J'ai peu de temps. Si-je ne trouve pas où est le mal, j'aurai perdu ma vie et ma vérité. Je continuerai à être errante.
P 326
Le récit de l'arrestation de son père qui mourra à Auschwitz par S. Klarsfeld dans "Mémoire"
Le 8 septembre 1943, moins d'un mois auparavant, les Allemands ont fait irruption à Nice et achevé d'occuper les huit départements du sud-est de la France dont ils avaient confié le contrôle à leurs alliés italiens le 11 novembre 1942, au moment de l'invasion de la zone libre par le Hl" Reich.
P 26
Pour nous, la débâcle italienne est une catastrophe. Des soldats italiens ont tenté d'emmener des Juifs, de les mettre à l'abri. Mais la reprise en main par les Allemands a été si soudaine que la plupart de leurs tentatives ont échoué.
La terreur se répand comme une traînée de poudre. Les arrestations se multiplient d'emblée parmi les 25000 Juifs présents à Nice. Des barrages sont dressés dans les rues, aux carrefours, aux entrées et aux sorties de la ville; les voyageurs qui tentent de prendre le car ou le train sont systématiquement contrôlés; un maillage méthodique se met en place, faisant courir à ceux qui essaient de s'échapper des périls encore plus grands que ceux encourus par ceux qui restent. Face à l'ampleur du danger, mon père a décidé de bricoler une cachette qui se ferme de l'intérieur et devant laquelle il a refixé une tringle où sont suspendus des vêtements destinés à en renforcer la discrétion. notre situation est cependant précaire. Une simple pression de sa main ou un coup de crosse sur un mur qui n'est qu'une fragile cloison en bois suffirait à révéler le subterfuge, et notre présence.
Ma soeur a onze ans, j'en ai huit. Nous nous disputons souvent, mais, à l'instant où il fallut pénétrer dans le placard, nous avons montré une docilité et une discipline exemplaires. Notre mère, Raîssa, ma soeur et moi sommes serrés dans la cachette avec les habits que nous portions la veille et que nous avons saisis en sautant de nos lits. Raïssa ressort faire les lits. Il s'agit d'éliminer toute trace de notre présence récente dans l'appartement. Elle revient vite, ferme la porte. Le scénario est prêt, et le déroulement des opérations minutieusement appris. Si la Gestapo vient nous prendre, mon père se livrera en prétendant que l'appartement est en cours de désinfection et qu'il a préféré nous envoyer à la campagne pour nous protéger d'une éventuelle intoxication.
p 28 - 29