Il y a là, devant la case, un vieil homme qui ne sait rien de
«poésie », et dont la voix seule s'oppose. us cheveux gris sur la tête
noire, il porte dans la mêlée de terres, dans les deux histoires, pays
d'avant et pays-ci, le pur et rétif pouvoir d'une racine. Il dure, il
piète dans la friche qui ne procure. ( À lui les profonds, les possibles
de la voix ! ) J'ai vu ses yeux,j'ai vu ses yeux égarés chercher l'espace
du monde.
Du temps de l'esclavage dans les isles-à-sucre, il y eut
un vieux-nègre sans histoires ni gros-saut, ni manières à
spectacle. Il était amateur de silence, goûteur de solitude.
C'était un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable
bambou. On le disait rugueux telle une terre du
Sud ou comme l'écorce d'un arbre qui a passé mille ans.
Pourtant, la Parole laisse entendre qu'il s'enflamma soudain
d'un bel boucan de vie.
Les histoires d'esclavage ne nous passionnent guère. Peu
de littérature se tient à ce propos. Pourtant, ici, terres
amères des sucres, nous nous sentons submergés par ce
noeud de mémoires qui nous âcre d'oublis et de présences
hurlantes. À chaque fois, quand elle veut se
construire, notre parole se tourne de ce côté-là, comme
dans l'axe d'une source dont le jaillissement encore irrésolu
manque à cette soif qui nous habite, irrémédiable.
Ainsi, m'est parvenue l'histoire de cet esclave vieil
homme. Une histoire à grands sillons d'histoires
variantes, en chants de langue créole, en jeux de langue .
française. Seules de proliférantes mémoires pourraient
en suivre les emmêlements. Ici, soucieux de ma parole, je
ne saurais aller qu'en un rythme léger flottant sur leurs
musiques.
P 17 – 18
Durant son peu de temps libre, et
à l'issue de ses vêpres du dimanche, le Béké mignonne un
molosse redoutable destiné à traquer les foubins qui
fuient les servitudes. Nul, jusqu'alors, n'a pu déjouer
l'effrayante traque de l'animal. Le Maître l'adore sans
doute à cause de cela. TI n'a d'embellie de sourire qu'à
l'intention de ce fauve. Et quand, sur sa véranda, il gratte
d'une mandoline nacrée, le molosse soupire comme une
amante orientale. Les esclaves de la région et ceux de son
domaine, d'aussi loin qu'ils puissent être, s'abandonnent
aux chairs de poule en percevant cette mélodie salope.
P 20
Le molosse exprimait la cruauté du Maître et de cette
plantation. Il était maladivement vivant. Quand le vieil
homme esclave longeait son grillage, il le suivait d'un oeil
de feu. De temps en temps, le vieux-bougre lui jetait un
regard, quelque chose de glissé, et de terne. Et leurs yeux
se croisaient sur sept nièmes de secondes. L'affrontement
dura ainsi des mois durant. Le molosse ramena des bois
six ou sept nègres marrons. Il égorgea une Congo qui
s'était prise d'une décharge. Le temps passant, il semblait
encore plus regrettable. Et si les décharges demeurèrent
régulières ( agressions sans manman, suicides ou démences
volcaniques de certains ), il fut de moins en moins
fréquent de voir quiconque s'enfuir en direction des bois.
Le molosse montait en face des âmes captives une garde
effroyable. C'est dire si l'on fut ébahi de voir que le vieil
homme l'avait quand même défié.
Mais comment donc cela avait été possible, pour lui. si
vieux et si près de la mort ? Je vais, sans craindre mensonges
et vérités, vous raconter tout ce que j'en sais. Mais
ce n'est pas grand-chose.
P 41 – 42
De cette mesure en démesure. Pourtant,
tout cela se situe dans une infime partie de moi. Ce
que j'appelle« moi »peut nicher aussi dans une partie
infime de ce que je perçois. Ou que je reçois. Je ne suis ni
passif ni actif. Ni en vouloir ni en coma. Un état pas ordinaire
à l'autre bord de ce monde mais avec lequel je
peux vivre ce monde, cette jambe brisée, ce pauvre corps
ridé, ce monstre impitoyable raidi en face de moi. Sans
savoir pourquoi, je veux m'offrir un nom. M'attribuer un
nom comme à l'heure des baptêmes que le Maître
ordonnait. Je ne trouve rien. Il y a tant de noms en moi. Tant
de noms possibles. Mon nom, mon Grand-nom, devrait
pouvoir les crier tous. Les sonner tous. Les compter tous.
Les brûler tous. Leur rendre justice à tous. Mais cela
n'est pas possible. Rien ne m'est désormais possible.
Tout m'est au-delà du nécessaire et du possible. Au-delà
du légitime. Ni Territoire à moi, ni langue à moi, ni Histoire
à moi, ni Vérité à moi, mais à moi tout cela en
même temps, à l'extrême de chaque terme irréductible, à
l'extrême des mélodies de leurs concerts. Je suis un homme.
Je crois pleurer mais pleurer n'a pas de sens. Je crois
encore ressentir une souffrance, ou même un frisson de
peur quand le monstre se rapproche de moi. Mais tout
cela n'est que réflexe de chair. Souvenirs fous de muscles.
Sensible fixe de mes os. Mes os. Que diront-ils de moi ?
Comme ces peuples réfugiés dans une pierre, je vais
aboutir à quelques os perdus au fond de ces Grands-bois.
Je les vois déjà, ces os, architecture de mon esprit,
matière de mes naissances et de mes morts. Certains
feront poussières, d'autres roches. Certains se sculpteront jusqu'à
l'informe, d'autres rêveront du cristal et des
flûtes chantantes. Certains feront coquille sur le mystère
d'une perle, d'autres iront l'invariable des cercles
incommencés qui répugnent à finir, Mais cela n'a pas
d'importance: ma salive a le goût de l'aurore. Le
monstre, dit-on, se rapprocha. Mufle fétide. L'homme
ne fut même pas surpris quand l'énorme gueule atteignit
son visage.
P 123 – 124
Le chien réapparut. Le Maître n'eut même pas un sursaut
de plaisir. L'animal venait vers lui et le Maître ne
l'identifiait pas. Il avait lâché un tueur, lui revenait un
énorme animal, trop serein et trop calme. Le Maître
s'agenouilla et le serra contre lui. Il le serrait comme on
serre un cadavre pour lui ramener la vie. Mais le molosse
avait changé. Ses yeux étaient mobiles. Ses yeux étaient
brillants. Son muscle était tranquille, presque mol. Alors,
le Maître pleura sur son monstre perdu.
P 125