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9 février 2013 6 09 /02 /février /2013 21:10

 

 

Bogan Via - Kanye (Geographer Remix) by Common Wall Media

 

 

 

Arrivait l'année mille neuf cent soixante-
neuf, plus dure et plus longue que l'année
d'avant-goût soixante-huit. Des jeunes com-
mençaient à penser à eux-mêmes d'après les
biographies de révolutionnaires du début du
vingtième siècle. Nous étions nombreux à
apprendre le pleur artificiel des lacrymogènes,
les bagarres des charges, les coups et le drôle
de transport dans des cages à poules, les four-
gons cellulaires. Qui étais-je, que pouvais-je
dire de moi: rien. Je n'étais de rien et d'aucun
lieu. J'étais un parmi tant, qui parfois n'étaient
pas bien nombreux à compter dans une cour
de commissariat, au milieu des représailles
endurcies d'hommes en uniforme. J'étais un,
même moins qu'un. Pourtant j'aimais. J'aimais
la fille aux cheveux plats, prise de profil sur
une photographie de printemps aux forums
romains, une de nos promenades. J'aimais la
fille qui m'avait accueilli dans ses larges épaules,
comme le fait une tempête avec un bateau.

p 65

 

Dans la fureur des deuils, j'oubliai la jeune
fille qui m'avait tenu debout dans son man-
teau et qui s'était détachée de moi pour
devenir une femme. Rome était pleine de
guerre. Ceux qui disent qu'elle était inventée
l'ont au contraire désertée. Il n'était pas obli-
gatoire de se battre, mais il y avait de quoi.
Cette génération des si nombreux ne cher-
chait pas à recruter, elle se suffisait. Elle
n'aspirait pas à des majorités, elle déplaçait sa
charge par à-coups de minorités. Elle ne me
manque pas, car elle n'est jamais sortie de mes
pensées. Pas plus que ne me manque cette
heure de résurrection sous le corps de la fille
aimée. Moi, je l'ai eue cette heure illimitée.
Moi,je l'ai eue.

70

 

. Le quartier s'est mis à la fenêtre, a bombardé la
charge, l'a réexpédiée en bas. Les gens descen-
dent de chez eux, ceux des nôtres qui avaient
pris position plus en arrière reviennent vers la
barricade, de grandes couvertures à brûler sur-
gissent, un vieil homme en pousse une enflam-
mée dans la descente par où se sont enfuies les
troupes de l'ordre public. Et moi il me semble
que l'ordre public est celui de l'insurrection
inattendue de gens qui ne nous connaissent
pas, qui ne savent pas pourquoi nous leur
apportons la guerre chez eux, mais qui décident
au vol et à la majorité que nous avons raison et
que les troupes ont tort. Ces gens-Ià font leur
ordre public en se mettant avec la fleur de la
jeunesse eten faisant son bonheur. Car le bon-
heur pour nous a été un quartier insurgé à
l'improviste à nos côtés et tout autour.
Nous appelions ces choses-là du communisme,

mais nous cherchions à deviner, c'était
surtout un bonheur, âpre et enfumé.

p 85

 

Il avait des arguments et une droiture de
manières, on pouvait parler, explorer longue-
ment.Je ne connaissais pas encore d'hommes
comme ça. C'est justement ce qui me découra-
geait : lui était pour moi une nouveauté, pri-
meur de personnes consacrées comme sou-
tien, moi j'étais pour lui un parmi une dou-
zaine d'entêtés, un cas dans son répertoire. Il
savait cacher la disproportion et se montrer
mon égal. Égal en âge sûrement, nous étions
du même âge, mais lui où était-il pendant que
l'Italie était un quartier en flammes, que les
prisons débordaient d'insurgés, que les rues
crépitaient de paroles chauffées à blanc? Où
était-il s'il n'était pas dans ces carrefours en
train de jouer en quatre secondes à pile ou face
le futur tout entier? Que pouvait me demander
un homme qui n'avait pas été là ? Avec le
reste de latin conservé à contrecœur, je répon-
dais : domine non sum dignus, je ne suis
même pas digne de t'appeler domine, avec la
désinence du vocatif. Lui insistait: «Libère-
moi des sangs », même David le demande à Dieu.

p 92

 

Je descendais des avenues du Nord emmi-
tonnées de brouillard pour rester un dimanche
face au môle, aux voiles, aux proues des
bateaux qui conduisent aux îles. Je regardais
le bien connu que j'avais oublié. Luca, mon
jeune cousin, m'invite ce soir-là dans une piz-
zeria de Fuorigrotta et ainsi je la vois, elle, la
fille à se frotter les yeux. Et je m'assieds, je
parle et bois avec elle comme une chose éta-
blie depuis bien longtemps et ces minutes-là
remplacent des années. Je l'accompagne chez
elle et l'écheveau de ses cheveux ne se retire
plus de mes mains, elle ne se détache pas et
pourtant je dois partir, remonter. Alors com-
mencent les lettres et les trains aller-retour de
Turin, de Naples, de nuit, une vitre de fenêtre
pour oreiller, toute ma paie aux billetteries, il
en restait pour un soir, un cinéma, un prétexte.
p 134

 

Maintenant que c'est de la vie passée, je
récite l'acte de contrition: je me repens et je
regrette,je regrette et je me repens de lui avoir
présenté la note. L'arrogance d'être dans mon
droit gonflait la veine de mon front. j'avançais
ma réclamation éraillée et plus elle était sacro-
sainte, plus elle était ridicule: je lui deman-
dais des comptes, on ne doit jamais le faire
entre ceux qui sont en amour. Il n'existe ni
trahi ni traître, ni juste ni impie, l'amour
existe tant qu'il dure et la ville tant qu'elle ne
s'écroule pas. Puis il existe les bagages et on
redevien t réfugiés, sans l'excuse de la malédic-
tion d'une guerre, sans un malheur à partager
avec d'autres. De cette addition, tout a été
déjà payé et le solde était qu'il fallait se lever
de la chaise, de la chambre et de la ville.

p 140

 

Nous nous aidions: celui qui était de repos
faisait les courses pour les autres, cuisinait, net-
toyait le logement. En rentrant du travail on fai-
sait doucement pour ne pas déranger le som-
meil de ceux qui se reposaient. Ils souffraient
de dure nostalgie ces Napolitains transférés
dans un faubourg de Catane, ouvriers sur la
rampe de chargement des avions. C'était une
rage de dents de leur âme, il rendait doulou-
reux leurs visages, leurs sourires. j'avais de la
chance, sans femme ni enfants nulle part, je
n'avais aucun lieu vers lequel me tourner, je
vivais sans leur torticolis. Les nostalgies sont des
malarias qui ont besoin de l'humide des yeux.
Les miens étaient secs comme un appât de
calmar. Ceux qui ont quelqu'un d'autre
ailleurs ont inventé les ponts. C'est une cons-
truction qui ne me serait pas venue à l'esprit.

p 158

 

Le-contraire-de-un.png


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